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Thomas Aquinas on War & Peace

Thomas d’Aquin et la tradition de la doctrine de la guerre juste

Greg 1

Inquiring "whether any war can be just," Thomas Aquinas famously responded that this may hold true, provided the war is conducted by a legitimate authority, for a just cause, and with an upright inten tion. Virtually all accounts of just war, from the Middle Ages to the present day, make reference to this threefold formula. But owing in large measure to its very succinctness, Aquinas's theory has prompted contrasting interpretations. This book sets the record straight by sur veying the wide range of texts in his literary corpus that have bear ing on peace and the ethics of war. Thereby emerges a coherent and nuanced picture of just war as set within his systematic moral theory. It is shown how Aquinas deftly combined elements from earlier authors, and how his teaching has fruitfully propelled inquiry on this important topic by his fellow scholastics, later legal theorists such as Grotius, and contemporary philosophers of just war.

GREGORY M. REICHBERG is a research professor at the Peace Research Institute Oslo (PRIO). He has coedited several vol umes, including Religion, War, and Ethics: A Sourcebook of Textual Traditions (Cambridge University Press, 2014) and Ethics of War: Classical and Contemporary Readings (2006). His recent publica tions include "The Decision to Use Military Force in Classical Just War Thinking" in the Ashgate Research Companion on Military Ethics (2015), "Historiography of Just War Theory" in the Oxford Handbook of Ethics of War (2015), and "Jacques Maritain - Christian Theorist of Nonviolence and Just War" in Journal of Military Ethics (2016).

Greg 3

Gregory M. Reichberg, professeur de science politique à l’université d’Oslo et chercheur au PRIO (Peace Research Institute d’Oslo) nous gratifie d’un ouvrage de synthèse majeur sur la pensée de Thomas d’Aquin sur la guerre et la paix[1], basé sur une série d’articles antérieurs, mais considérablement révisés et amplifiés. La seconde édition (janvier 2019) corrige les quelques coquilles qu’il y avait dans la première (2017).

Saint Thomas d’Aquin est un de grands auteurs de la tradition intellectuelle de la cause de la guerre juste. Il reste cependant que peu de penseurs, en matière d’éthique militaire, font référence à sa doctrine et à ses écrits. Si les théologiens catholiques se réfèrent encore volontiers à l’Aquinate en ces questions, il n’en va pas de même des éthiciens ou des philosophes, de manière générale. L’ouvrage de G. Reichberg est donc d’autant plus appréciable qu’il vient combler un manque. L’auteur est familier de son sujet. Nombre de ses publications abordent avec profondeur les problématiques de la guerre et de la paix, de l’éthique de la guerre, de la tradition de la guerre juste (notamment chez Thomas d’Aquin, Maritain et le Cardinal Journet), de la non-violence, du mal moral et des vertus.

Nous sommes redevables à Gregory Reichberg pour son travail concernant Thomas d’Aquin,  sur la guerre et la paix, sur des questions qui sont plus spécialement abordées par saint Thomas dans sa seconde régence parisienne (1268-1272), et moins présentes dans les périodes antérieures, comme on peut le voir dans sa Summa theologiae, ses Commentaires bibliques et une Question quodlibétale. (1) D’une part, l’auteur éclaire l’histoire des doctrines en la matière. Il nous propose ainsi une lecture précise des textes de l’Aquinate, en dialogue avec des penseurs qui vont de Gratien à Grotius (en passant par Hostiensis, Raymond de Penyafort, Cajetan, Vitoria, Suárez, Molina, etc.). L’auteur est sensible aux développements historiques des pensées, à l’enjeu des questions historico-doctrinales où se dénouent déjà bien des problèmes et en lesquelles s’enracinent les questions les plus contemporaines en matière de guerre et de paix. C’est ainsi qu’il étudie les œuvres de saint Thomas lui-même, les Commentateurs modernes et les auteurs critiques contemporains. (2) D’autre part, il ouvre des perspectives sur l’éthique militaire et son professionnalisme.

Du point de vue de l’histoire des doctrines, le livre de Reichberg poursuit et atteint trois objectifs reliés entre eux. (1) Il démontre l’influence que saint Thomas a eue sur les auteurs postérieurs sur le sujet en question, et comment leurs points de vue diffèrent. Il montre ainsi la dette contractée par divers penseurs concernant les idées thomistes sur la guerre et la paix. (2) En outre, et c’est sans doute la cause de son influence, l’auteur démontre la richesse et la cohérence des écrits saint Thomas sur la guerre et la paix. (3) Enfin, en raison précisément de la remarquable unité des idées thomistes, Reichberg dégage ce qu’on pourrait appeler la tradition thomiste concernant la poursuite problématique de la justice dans et par la guerre.

Les onze chapitres du livre sont répartis en deux grandes parties : (I) la guerre juste dans la typologie des vertus ; (II) une sélection de questions diverses.

Le chapitres 1 prend acte du fait que saint Thomas situe son traitement de la guerre juste dans une partie de la Summa theologiae qui traite des vices opposés à la charité. Ce faisant, traitant négativement de la guerre juste, il ne suit pas, par exemple, l’ordo disciplinae de son prédécesseur, le pape Innocent IV, traitant de ce sujet dans le cadre positif d’une violence légitime.  On sait que Richard B. Miller a critiqué une telle localisation de la question de la guerre juste dans le traité de la charité. Selon lui, cela démontre, chez saint Thomas, et pour reprendre les mots de Reichberg, « une tendance en faveur de la non-violence (une présomption contre la guerre) » (p. 34). Mais, selon Reichberg, saint Thomas voulait articuler et relier la guerre juste à la paix. Or, dans le schème thomasien, la paix est un effet de la charité, et la guerre injuste est un vice opposé à la paix.

Au cœur de l’argumentation thomiste concernant les relations entre les États se trouve l’idée que la poursuite de la justice seule est insuffisante pour assurer des relations interétatiques positives, prévenir des guerres inutiles et réparer les dommages inévitables causés par la guerre, de sorte que les États en guerre puissent reprendre des relations normales et pacifiques. La conception de la justice légale en soi n’est pas en mesure d’assurer cet état de fait. Malgré son identification avec la doctrine de la guerre juste, Thomas d’Aquin a apparemment commencé son examen de la guerre du point de vue du pécheur potentiel, pas du point de vue de la justice. Il faut plus qu’un désir de justice pour vaincre le péché de la guerre. Cet objectif exige un profond attachement des États et des individus à des actes de charité et d’amitié, à des relations fondées sur le désir du bien commun.

Il faut ici noter une intéressante exégèse thomasienne d’une idée aristotélicienne concernant l’amitié politique. Car Aristote indique que « l’amitié semble aussi constituer le lien des cités[2] ». Mais alors qu’Aristote comprend cette amitié au sein d’une cité, saint Thomas l’étend au-delà de la cité, autrement dit entre les cités ou les États. Et Reichberg de développer :

Bien qu’elle ne soit pas citée explicitement dans la Secunda Pars, l’idée d’Aristote selon laquelle ‘‘l’amitié constitue le lien des cités’’ est devenue opérationnelle dans le traité de la charité dans la Summa, et ce, à deux niveaux différents. D’une part, saint Thomas l’a manifestement appliquée comme l’a voulu Aristote, à savoir ad intra, appliquée aux membres d’une seule cité, par exemple dans l’ancien État-cité d’Athènes ou le royaume médiéval de Naples. D’autre part, et c’est important pour notre sujet, saint Thomas voyait qu’il pouvait aussi l’étendre ad extra, quand une cité ou un État indépendant était rattaché par amitié à un autre. Cette distinction entre les deux types d’amitié civique, à savoir intra- et interétatique, est faite explicitement par saint Thomas dans sa Sententia libri Ethicorum (livre 9, ch. 6, 1167b2-4). Alors qu’Aristote n’avait fait référence qu’à la concorde entre les citoyens d’une même cité, saint Thomas ajoute discrètement qu’elle pouvait aussi englober les relations mutuelles de cités ou d’États distincts (p. 23-24).

Le chapitre 2, à la lumière d’un célèbre article de l’Aquinate, se demande si la guerre constitue toujours un péché (Sum. theol., IIa-IIae, q. 40, a. 1). Le chapitre 3 se demande comment l’idée de guerre juste peut s’accorder avec « les préceptes de la patience » (expression de Gratien) enseignés par Jésus dans les Évangiles (cf., par exemple, Mt 5, 39). Trouve-t-on ici le moindre dénigrement de l’idée de guerre juste ? L’auteur ne le pense pas. Car, on peut remarquer que saint Thomas encadre d’autres discussions concernant la permission d’un acte dans le contexte d’un péché particulier ; il n’a cependant aucune intention d’établir une « présomption » contre l’acte en question (comme quand il disserte de la propriété privée dans le contexte du traitement de la question du vol). De plus, l’enseignement de Jésus sur la non-violence (« les préceptes de patience ») a été interprété dans la tradition catholique, chez saint Thomas notamment, en tant qu’il concerne les ecclésiastiques dans leur service spirituel de l’Église. Le Docteur angélique tente donc de concilier « les préceptes évangéliques de la patience » avec la nécessité d’une guerre juste. Car, pour l’autorité civile, dont l’activité vise à défendre la tranquillité temporelle de la communauté politique, s’engager dans une guerre, en raison de l’accomplissement de ses devoirs, est parfois moralement exigé.

Les chapitres 4 et 5 étudient les deux vertus que saint Thomas considère comme nécessaires pour les commandants et les simples soldats, concernant la poursuite d’une guerre juste. La vertu des commandants est « la prudence militaire », tandis que la vertu des soldats, est « le courage sur le champ de bataille ». L’argumentation de saint Thomas en faveur d’une amitié entre les États est en effet liée à ses observations sur le commandement militaire. En concevant le commandement militaire vertueux comme une espèce de la prudence, saint Thomas souligne clairement que le commandement n’est pas simplement un art, mais plutôt une vertu morale. Le Docteur angélique réfute les arguments selon lesquels le commandement durant la guerre n’est qu’une question de force, ou d’art. Plus que cela, il est requis la vertu de prudence morale (prudentia), la seule vertu – dans son architectonique des vertus – à être à la fois éthique et intellectuelle. Comme les relations entre les États, l’exercice du commandement durant la guerre n’est pas une question à paramètre unique, mais une sorte d’alliage entre les aspects intellectuel, éthique et affectif. Le commandant, comme le chef de l’État, doit viser le bien commun plus que la simple victoire militaire ou l’intérêt national entendu de manière étroite. Le commandant a besoin de plus que de simples compétences ou même de courage.

L’articulation entre l’intellectus (l’intelligence) et l’ethos (le caractère) est un point d’ancrage important pour ceux qui prennent les armes aujourd’hui. Ces deux questions sont souvent traitées comme des questions distinctes (voire opposées), gérées par des services et des personnes distincts. Dans une culture parfois anti-intellectuelle du simple combat, l’intellect est dénigré par préférence au caractère. Saint Thomas nous montre l’unité anthropologique de ces deux dimensions de l’agir humain. Elles s’unissent en effet dans la prudence morale. Saint Thomas met la barre assez haut quant à la licéité des conflits armés. Son standard du commandement militaire est un défi pour quiconque aspire à ce rôle. Car, pour lui, la profession militaire est indissociablement éthique. Un commandant qui néglige les normes de la guerre, échoue en soi, même s’il est victorieux. En valorisant l’intellect comme condition préalable au commandement et au leadership en temps de guerre, le concept thomiste de prudence morale fait clairement ressortir les objectifs supérieurs et éthiques des opérations militaires. On ne saurait trop insister sur la pertinence contemporaine d’une compréhension du commandement militaire à la lumière de la prudence morale. Les nombreuses menaces actuelles, la situation internationale instable et la réémergence des nationalismes virulents rendent cruciales les vertus prudentielles de la modération et de la recherche du bien commun. Nous avons un urgent besoin de la pensée de saint Thomas, de sa structuration morale, de sa clarté intellectuelle, des vertus universalisables qu’il met en œuvre dans un équilibre réaliste entre nécessité de la guerre (parfois) et appels à la paix (le plus souvent possible).

À propos du courage sur le champ de bataille, l’auteur souligne avec justesse l’enseignement de saint Thomas (Q. De malo, q. 12, a. 1) sur la moralité et l’utilité de l’irascible et de la colère, contrairement à la doctrine stoïcienne. C’est un cas particulier, mais éminent, de l’ample doctrine de la moralité des passions chez l’Aquinate : « Mais les Stoïciens n’ont pas compris que la colère peut aussi être conséquente à la raison. Dans ce cas, l’émotion ne gêne pas, mais fortifie plutôt l’action qui découle d’un jugement pratique correct. En assurant ainsi l’exécution rapide et efficace de la décision rationnelle, la passion de la colère, avec ses changements physiologiques connexes, sert d’instrument de la vertu » (p. 97).

G. Reichberg consacre la seconde partie de son livre aux réflexions de Thomas d’Aquin et de ses successeurs sur diverses topiques :  l’autorité légitime (ch. 6), la guerre et la punition (ch. 7), la légitime défense (ch. 8), la guerre préventive (ch. 9) et l’égalité morale des combattants (ch. 10). Tous ces sujets sont pertinents aujourd’hui. Et Reichberg traite ces questions, certaines très contemporaines, à la lumière des principes saint Thomas, dans un juste accroissement de la doctrine thomiste et un thomisme vivant. Il relit la tradition en vue d’une élucidation des problèmes et situations actuels. Les chapitres 6 et 7 rappellent les limites du pouvoir des princes.  On souligne ici que les usurpateurs et les tyrans ne possèdent aucune autorité réelle, même s’ils ont du pouvoir. Le chapitre 7 est consacré à l’exploration du concept de punition dans les théories scolastiques de la guerre juste (Cajetan, Suárez, Vitoria, Molina, Grotius). Dans le chapitre sur la légitime défense (ch. 8), l’auteur soulève des questions telles que l’intention et la proportionnalité. Comme dans ses autres écrits moraux, saint Thomas prête attention à l’intention, et pas seulement à l’acte. L’acte de légitime défense est compromis s’il est entrepris, par exemple, par quelqu’un qui se réjouit de la violence de ses actions. Le traitement de la guerre préventive (ch. 9) discute les positions du Doctor communis et de plusieurs penseurs postérieurs (Francisco de Vitoria, Alberico Gentili [l’un des premiers penseurs de l’occident chrétien à développer l’idée d’une guerre préventive], Hugo Grotius, Emer de Vattel). Certes, leurs opinions divergent, mais la majorité des auteurs reste prudente quant à l’utilisation de la guerre préventive comme instrument politique. Ces guerres sont souvent entreprises avec une motivation liée à la peur, plutôt qu’à la prudence ou à la raison, et de meilleures voies d’action, de défense et de diplomatie sont généralement disponibles. Comme toutes les guerres d’ailleurs, les guerres préventives peuvent rejaillir sur l’agresseur, détruisant ce qu’il prétent défendre. Dans le chapitre sur l’égalité morale des combattants (ch. 10), l’auteur discute une thèse vulgarisée par Michael Walzer dans Just and Unjust War, selon laquelle « le statut moral des combattants peut être déterminé sans référence aucune à la cause juste ou injuste pour laquelle ils combattent » (p. 223). On trouve relativement peu d’autorités pour cette doctrine, devenue presque banale, mais qui s’enracine cependant dans la distinction « médiévale » (selon Walzer ! Car, en fait, on la retrouve chez Grotius, mais sans doute pas avant) entre ius ad bellum et ius in bello. D’un côté, la conduite des soldats engagés dans une cause juste, est vertueuse, tant qu’elle est conforme au ius in bello et caractérisée par la prudence (au moins pour ceux qui commandent). D’un autre côté, la conduite des soldats, engagés dans une cause injuste, est légale et même exemplaire ; les soldats peuvent être pardonnés, mais ils ne sont pas vertueux. L’égalité des soldats des deux côtés est simplement légale et non morale, contrairement aux affirmations de M. Walzer.

En conclusion de son travail (ch. 11 : Saint Thomas et la doctrine de la guerre juste aujourd’hui), Reichberg s’engage dans une justification séculière du vibrant appel thomiste à un ordre moral supérieur. Ainsi, l’ONU, comme autorité supranationale, plus que tout autre autorité nationale ou individuelle, devrait statuer sur l’emploi de la force armée ou, de façon générale, en matière de guerre et de paix. Cette autorité et cette légitimité de l’ONU n’excluent évidemment pas le rôle de chaque nation, la bonne volonté et la prudence des fonctionnaires civils et armés.

L’ouvrage de G. Reichberg, rédigé avec un vrai souci de pédagogie, de démonstration, de progression ordonnée de la pensée, offre un grand agrément intellectuel et éthique, en sus d’une belle érudition et précision sur les sujets abordés. L’auteur propose une explication des grands textes et thèses thomistes sur la guerre et la paix, qui engagent les questions les plus fondamentales sur le bien et le mal. C’est une synthèse qui mérite une attention et une lecture approfondies. La seconde édition de cet ouvrage fondamental est tout à fait justifiée et mérite une ample diffusion.

Hubert Borde

 

[1] Gregory M. Reichberg, Thomas Aquinas on War and Peace, Cambridge, Cambridge University Press, 20192, 1 vol. de 302 p. (première édition, 2017).

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155a23).

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