David Brooks a écrit dans The New York Times (16 juin 2018) sur le personnalisme dont nous avons un urgent besoin en référence à Karol Wojtyła, Jacques Maritain, Carl Rogers et Margarita Mooney.
David Brooks wrote in The New York Times (June 16, 2018) about the personalism we need with reference to Karol Wojtyła, Jacques Maritain, Carl Rogers and Margarita Mooney.
Le personnalisme : la philosophie dont nous avons besoin (David Brooks) [traduit de l'américain par Hubert Borde]
L'une des leçons d’une vie de journaliste est que les gens sont toujours bien plus compliqués qu'on ne le pense. Nous parlons en abrégé d'"électeurs Trump" ou de "combattants pour la justice sociale", mais lorsque vous rencontrez des gens, ils défient les catégories. Quelqu'un pourrait être une lesbienne latino qui aime la N.R.A. ou un cow-boy mormon socialiste de l'Arizona.
De plus, la plupart des êtres humains actuels sont remplis d'ambivalences. La plupart des militants politiques que je connais aiment certains aspects de leur parti politique et méprisent d’autres aspects de ce même parti. Toute une vie d'expérience, de joie et de douleur entre dans cette complexité, et c’est insulter leur vie que d'essayer de les réduire à une étiquette qui ignore cela.
Pourtant, notre culture fait un assez bon travail en ignorant le caractère unique et la profondeur de chaque personne. Les sondeurs voient les choses en termes de grands groupes démographiques. Les Big Data comptent les gens comme s'ils comptaient des pommes. À l'extrême, la psychologie évolutionniste réduit les gens à des pulsions biologiques, le capitalisme réduit les gens à leur propre intérêt économique, le marxisme moderne à leur position de classe et le multiculturalisme à leur position raciale. Le consumérisme traite les gens comme de simples moi, comme des créatures superficielles préoccupées uniquement par l'expérience du plaisir et l'acquisition des choses.
En 1968 déjà, Karol Wojtyla écrivait : "Le mal de notre époque consiste d'abord dans une sorte de dégradation, voire de pulvérisation, de l'unicité fondamentale de chaque personne humaine". Cela reste encore vrai aujourd’hui.
Le moment pourrait donc être idéal pour un renouveau du personnalisme.
Le personnalisme est une tendance philosophique fondée sur l'unicité et la profondeur infinies de chaque personne. Au fil des ans, des gens comme Walt Whitman, Martin Luther King, William James, Peter Maurin et Wojtyła (devenu le pape Jean-Paul II) se sont considérés comme des personnalistes, mais le mouvement reste encore une sorte de noyau philosophique. Ce fait n’est pas assez connu.
Le personnalisme commence par tracer une ligne entre les humains et les autres animaux. Votre chien est formidable, mais il y a une profondeur, une complexité et une surabondance dans chaque personnalité humaine qui donne à chaque personne une dignité unique et infinie.
Malgré ce que la culture de la réussite enseigne, cette dignité ne dépend pas de ce que vous faites, de votre succès ou du fait que votre école vous trouve doué. La valeur infinie est inhérente au fait que je suis humain. Chaque rencontre humaine est une rencontre entre égaux. Rendre service à la communauté ne consiste pas à sauver les pauvres, d’une façon abstraite ; c'est une rencontre d'égal à égal car les deux [– celui qui aide et celui qui est aidé –] cherchent à changer et à grandir.
Une philosophie pour célébrer la valeur infinie inhérente à chaque être humain.
La première responsabilité du personnalisme est de voir l'autre dans toute sa profondeur. C'est étonnamment difficile à faire. Au cours de nos journées chargées, il est normal de vouloir établir des relations utilitaristes, chosifiantes (I-It) avec le gardien de sécurité de votre immeuble ou l'employé de bureau au bout du couloir. La vie est bien remplie, et parfois nous avons juste besoin de réduire les gens à leur fonction superficielle. Mais le personnalisme demande, autant que possible, des rencontres Je-Tu (I-Thou) : que vous ne considériez pas chaque peuple humain comme un ensemble de données, mais comme émergeant d’un récit complet, et que vous essayiez, autant que possible, de chercher à connaître ses histoires, ou du moins de vous rendre compte que tout le monde est dans une lutte dont vous ne savez rien, a priori.
La deuxième responsabilité du personnalisme est le don de soi. Les psychologues du XXe siècle comme Carl Rogers traitaient les gens comme des êtres qui s'auto-actualisent – entrer en contact avec soi-même. Descartes a essayé de séparer la raison individuelle des émotions qui y sont rattachées. Nikolai Berdiaev a déclaré que cela tend à transformer les gens en monades fermées sur elles-mêmes, sans portes ni fenêtres.
Les personnalistes croient que les gens sont des "touts ouverts". Ils trouvent leur perfection dans la communion avec d'autres personnes entières. Les questions cruciales dans la vie ne sont pas des questions "quoi" – que dois-je faire ? mais bien des questions "qui" – qui dois-je suivre, qui dois-je servir, qui est-ce que j'aime ?
La raison de la vie, écrivait Jacques Maritain c'est, "la maîtrise de soi en vue de se donner". C'est de se donner comme un cadeau envers les gens et les causes que vous aimez et de recevoir de tels cadeaux de la part des autres. C'est par cet amour que chacun apporte l'unité à sa personnalité fragmentée. Par cet amour, les gens touchent la pleine personnalité des autres et purifient la pleine personnalité en eux-mêmes.
Note du traducteur. « Ce qui révèle la subjectivité à elle-même ce n’est pas une rupture irrationnelle, si profonde ou si gratuite qu’elle soit, dans une coulée irrationnelle de phénomènes psychologiques et moraux, de rêves, d’automatismes, de poussées et d’images surgies de l’inconscient ; ce n’est pas non plus l’angoisse du choix, — c’est la maîtrise de soi pour le don de soi. » (Jacques Maritain, Court traité de l’existence et de l’existant, chap. III, 25 in OC III, p. 83])
La troisième responsabilité du personnalisme est la disponibilité : être ouvert à ce genre de don et d'amitié. C'est difficile également ; la vie est pleine d’occupations et être disponible pour les gens demande du temps et de l'intention.
Margarita Mooney, enseignante en théologie au Séminaire de Princeton a écrit que le personnalisme est une voie médiane entre le collectivisme autoritaire et l'individualisme radical. Le premier subsume l'individuel dans le collectif. Le dernier utilise le groupe pour servir les intérêts du moi.
Le personnalisme exige que nous changions la façon dont nous structurons nos institutions. Une entreprise qui traite les gens comme des unités pour simplement maximiser le rendement des actionnaires fait preuve de mépris envers ses propres travailleurs. Les écoles qui traitent les élèves comme des cerveaux sur pattes ne les préparent pas à mener une vie entière.
Le point crucial est que la fragmentation sociale d'aujourd'hui n'est pas née de racines superficielles. Elle provient de visions du monde qui ont amputé les gens de leurs propres profondeurs et les ont divisés en identités simplistes et aplaties. Cela doit changer. Comme disait Charles Péguy, « La révolution [sociale] sera morale ou ne sera pas ».
Personalism: the philosophy we need (David Brooks)
One of the lessons of a life in journalism is that people are always way more complicated than you think. We talk in shorthand about "Trump voters" or "social justice warriors," but when you actually meet people they defy categories. Someone might be a Latina lesbian who loves the N.R.A. or a socialist Mormon cowboy from Arizona.
Moreover, most actual human beings are filled with ambivalences. Most political activists I know love parts of their party and despise parts of their party. A whole lifetime of experience, joy and pain goes into that complexity, and it insults their lives to try to reduce them to a label that ignores that.
Yet our culture does a pretty good job of ignoring the uniqueness and depth of each person. Pollsters see in terms of broad demographic groups. Big data counts people as if it were counting apples. At the extreme, evolutionary psychology reduces people to biological drives, capitalism reduces people to economic self-interest, modern Marxism to their class position and multiculturalism to their racial one. Consumerism treats people as mere selves as shallow creatures concerned merely with the experience of pleasure and the acquisition of stuff.
Back in 1968, Karol Wojtyla wrote, "The evil of our times consists in the first place in a kind of degradation, indeed in a pulverization, of the fundamental uniqueness of each human person." That's still true.
So this might be a perfect time for a revival of personalism.
Personalism is a philosophic tendency built on the infinite uniqueness and depth of each person. Over the years people like Walt Whitman, Martin Luther King, William James, Peter Maurin and Wojtyla (who went on to become Pope John Paul II) have called themselves personalists, but the movement is still something of a philosophic nub. It's not exactly famous.
Personalism starts by drawing a line between humans and other animals. Your dog is great, but there is a depth, complexity and superabundance to each human personality that gives each person unique, infinite dignity.
Despite what the achievement culture teaches, that dignity does not depend on what you do, how successful you are or whether your school calls you gifted. Infinite worth is inherent in i being human. Every human encounter is a meeting of equals. Doing community service isn't about saving the poor; it's a meeting of absolute equals as both seek to change and grow.
A philosophy to celebrate the infinite worth inherent in every human being.
The first responsibility of personalism is to see each other person in his or her full depth. This is astonishingly hard to do. As we go through our busy days it's normal to want to establish I-It relationships with the security guard in your building or the office worker down the hall. Life is busy, and sometimes we just need to reduce people to their superficial function. But personalism asks, as much as possible, for I-Thou encounters: that you just don't regard every human people as a data point, but as emerging out of the full narrative, and that you try, when you can, to get to know their stories, or at least to realize that everybody is in a struggle you know nothing about.
The second responsibility of personalism is self-gifting. Twentieth-century psychologists like Carl Rogers treated people as self-actualizing beings – get in touch with yourself. Descartes tried to separate individual reason from the bonding emotions. Nikolai Berdyaev said that tends to turn people into self-enclosed monads, with no doors or windows.
Personalists believe that people are "open wholes”. They find their perfection in communion with other whole persons. The crucial questions in life are not "what" questions – what do I do? They are "who" questions – who do I follow, who do I serve, who do I love ?
The reason for life, Jacques Maritain wrote, is "self-mastery for the purpose of self-giving." It's to give yourself as a and that gift to people and causes you love and to receive such gifts for others. It is through this love that each person brings unity to his or her fragmented personality. Through this love, people touch the full personhood in others and purify the full personhood in themselves.
The third responsibility of personalism is availability: to be open for this kind of giving and friendship. This is a tough one, too; life is busy, and being available for people takes time and intentionality.
Margarita Mooney of Princeton Theological Seminary has written that personalism is a middle way between authoritarian collectivism and radical individualism. The former subsumes the individual within the collective. The latter uses the group to serve the interests of the self.
Personalism demands that we change the way we structure our institutions. A company that treats people as units to simply maximize shareholder return is showing contempt for its own workers. Schools that treat students as brains on a stick are not preparing them to lead whole lives.
The big point is that today's social fragmentation didn't spring from shallow roots. It sprang from worldviews that amputated people from their own depths and divided them into simplistic, flattened identities. That has to change. As Charles Péguy said, "The revolution is moral or not at all."