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Jacques Maritain (1882-1973), philosophe français, converti au catholicisme en 1906, fut un des grands penseurs catholiques du XXe siècle. Professeur à l’Institut catholique de Paris de 1914 à 1939, il insuffla un esprit nouveau dans le monde de la culture. Avec son épouse Raïssa, ils accueillirent, de 1919 à 1939, dans leur maison à Versailles puis à Meudon, de nombreux écrivains, artistes, philosophes et ecclésiastiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, depuis son exil à New York, J. Maritain inspira et soutint la Résistance par les armes de l’esprit. Après la guerre le Général de Gaulle le nomma ambassadeur de France au Vatican, de 1945 à 1948. Suite à son ambassade près le Saint-Siège, J. Maritain poursuivit son enseignement à l’Université de Princeton aux États-Unis de 1948 à 1960. Après le décès de son épouse Raïssa (1883-1960), J. Maritain se retira à Toulouse (1961-1973) auprès de ses amis religieux : les Dominicains et les Petits Frères de Jésus du Père de Foucauld. Son œuvre, écrite en français puis en anglais, et traduite dans de nombreuses langues, porte principalement sur l’épistémologie et la métaphysique, l’art et la poésie, la philosophie politique et morale, et plusieurs de sujets qui sont au cœur de la vie et de la doctrine chrétiennes.

1. Quelques étapes de la traversée du XXe siècle par les Maritain

J. Maritain naît à Paris le 18 novembre 1882. Fils de l’avocat Paul Maritain et de Geneviève Favre, Jacques fut « instruit, pendant son enfance, dans le ‘protestantisme libéral’ ». Il étudia au Lycée Henri IV où il se lia d’amitié avec Ernest Psichari. Après son Baccalauréat, J. Maritain prépara une licence en philosophie puis en sciences naturelles à la Sorbonne où il rencontra, à la Faculté des Sciences, en 1901, Raïssa Oumançoff : ils se fianceront en 1902 et se marieront en 1904.

Jacques et Raïssa dans leur jeunesse

Jacques et Raïssa dans leur jeunesse

À la recherche d’un absolu mais amèrement déçu par « la philosophie scientiste et phénoméniste de ses maîtres de la Sorbonne [qui] avait fini par le faire désespérer de la raison », Jacques Maritain avec Raïssa décidèrent, comme elle le rapporte dans les Grandes Amitiés, « de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu, [… de] faire crédit à l’existence, comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à [leur] appel véhément le sens de la vie se dévoilerait ». Et Raïssa poursuit : « Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide. »

Charles Péguy, rencontré en 1901, conduisit Jacques et Raïssa aux cours d’Henri Bergson (1901-1902) lequel leur ouvrit un nouvel horizon intellectuel en raison du « désir de vérité et d’absolu qui anime son enseignement ». J. Maritain chemina quelque temps avec Bergson.

Mais c’est leur rencontre, le 25 juin 1905, avec Léon Bloy, le pèlerin de l’absolu, auteur de La Femme pauvre, qui les tira définitivement du désespoir. Peu de temps après, ils reçurent le baptême dans l’Église catholique le 11 juin 1906, avec Léon Bloy comme parrain – Véra Oumançoff (1886-1951), la sœur de Raïssa, les rejoignit dans cette démarche et fut toute sa vie aux côtés du couple.

En juin 1905, J. Maritain fut reçu à l’agrégation de philosophie. Dans la foulée, il obtient une bourse pour étudier la biologie avec le professeur Hans Driesch à Heidelberg en Allemagne (1906-1908). Pendant son séjour à Heidelberg, J. Maritain réalisa l’impossibilité d’« accorder la critique bergsonienne du concept et les formules du dogme révélé ». À leur retour en France, encore jeunes convertis, Jacques et Raïssa rencontrèrent en 1908 le Père dominicain Humbert Clérissac qui les orienta vers l’étude de saint Thomas d’Aquin.

La vie des Maritain se déroula dans un premier temps à Paris, puis à Versailles en 1909. En 1912, J. Maritain commença à enseigner la philosophie au collège Stanislas à Paris. En avril-mai 1913, il donna à l’Institut catholique de Paris, dans le cadre des cours et conférences de la Revue de philosophie une série de leçons sur la philosophie bergsonienne qui ont constitué la trame de La Philosophie bergsonienne (1913). Et à partir de 1914, J. Maritain enseigna l’histoire de la philosophie moderne à la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris.

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Jacques Maritain ici milieu de ses élèves de l’ICP vers 1914, où il vient d’être nommé à la chaire d’histoire de la philosophie moderne. Au premier rang, en deuxième position à partir de la gauche, Noële Maurice-Denis (sic) [Noële Boulet], 1896-1969, fille aînée du peintre Maurice Denis, théologienne thomiste et historienne de la liturgie, auteure de L’être en puissance d’après Aristote et saint Thomas d’Aquin, Paris, M. Rivière, 1922.

Après la fin de la Première Guerre mondiale, grâce à un héritage de Pierre Villard, les Maritain purent s’installer à Meudon (1923). Déjà à Versailles, puis à Meudon dans leur maison, se sont tenues régulièrement, à partir de l’automne 1919, des réunions d’études « dans un climat d’amitié et de liberté dans lequel tous étaient accueillis ». J. Maritain, revenant sur ces rencontres, dira dans son Carnet de notes (1965) : « Des jeunes, des vieux, des étudiants et étudiantes, des professeurs, – des laïques (en majorité), des prêtres et des religieux, – des philosophes de métier, des médecins, des poètes, des musiciens, des hommes engagés dans la vie pratique, des savants et des ignorants – des catholiques (en majorité) mais aussi des incroyants, des juifs, des orthodoxes, des protestants. » Tous, « ils étaient reçus au foyer d’une famille, ils étaient les hôtes de Raïssa Maritain ».

Dans la foulée, les « Cercles Thomistes » sont fondées au printemps 1922. Jacques et Raïssa en rédigèrent les statuts (mars-avril 1922) et le directoire spirituel De la vie d’oraison, édité d’abord hors-commerce puis publié en 1925. Au cours des vingt années de leur existence, les réunions d’études thomistes accueilleront de nombreux philosophes et ecclésiastiques. Certains feront route pour un temps avec les Maritain : J.-P. Altermann, N. Berdiaeff, E. Borne, Y. Congar, R. Dalbiez, J. Danielou, J. Daujat, J. de Monléon, H. Gouhier, M. de Gandillac, R. Garrigou-Lagrange, Vl. Ghika, A. Goichon, Ch. Henrion, H. Iswolsky, G. Izard, D. Lallement, H.-I. Marrou, G. Marcel, H. Massis, M. Merleau-Ponty, E. Mounier, M. Riquet, A. Sandoz, G. Thibon, P. Vignaux, P. Wust, M. Zundel… D’autres philosophes ou théologiens, avec lesquels une profonde coopération intellectuelle se tissa, comme en témoignent leurs riches correspondances, feront route durablement avec J. Maritain : l’historien de la philosophie médiévale Étienne Gilson, le théologien Charles Journet, l’indianiste Olivier Lacombe, l’islamologue Louis Massignon, le philosophe Yves R. Simon.

En plus de son enseignement, J. Maritain collabora avec Henri Massis à la fondation, en 1920, de la Revue universelle, dont il dirigea la rubrique philosophique jusqu’en 1926, année de la condamnation de l’Action Française – 29 décembre 1926 –, qui marqua un tournant dans la pensée de J. Maritain.

Divers signes de rapprochement entre Maritain et Bergson datent de 1927, et l’article « Bergsonisme et métaphysique » (1929) qui deviendra la préface de la seconde édition de La Philosophie bergsonienne (1930), amorce le rapprochement ultérieur avec son maître pour le service que celui-ci a rendu au thomisme « grâce à l’impact de son intuition, et de son génie métaphysique, sur la pensée moderne ».

Primauté du spirituel (1927)

Primauté du spirituel, Paris, Librairie Plon, 1927

Surtout avec Primauté du spirituel (1927) – puis en apportant, dès le mois de décembre 1930, son soutien à la naissance de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier (1932) –, J. Maritain participa, à l’avant-poste, aux grands débats politiques contre les nationalismes français, allemand, italien, espagnol qui secouèrent l’Europe, mais aussi en combattant les illusions et les méfaits de l’idéologie communiste. L’ouvrage-clef qui synthétisa sa pensée et qui marqua son opposition aux divers totalitarismes sera Humanisme intégral (1936, 1947 et 1968, traduit en onze langues), qui tourna le dos au rêve nostalgique de la restauration d’une chrétienté révolue, et qui ouvrit les voies à l’instauration d’un « idéal historique concret » soutenu par une vision chrétienne fidèle à l’Évangile dans un monde culturellement pluraliste.

Pendant l’Entre-deux guerres, à partir des années 1923, J. Maritain donna également des conférences dans diverses villes d’Europe – Genève, Amsterdam, Constance, Dublin, Londres, Salzbourg, Milan, Nimègue, Rome, Santander, Poznan, Lisbonne, Oxford –, mais aussi au Canada (Toronto), aux États-Unis (Chicago, Notre Dame, New York) et en Amérique du Sud (Buenos Aires, Rio de Janeiro).

Au moment de la Seconde Guerre mondiale, pendant la « drôle de guerre », J. Maritain fut engagé de septembre à décembre 1939 par le Commissariat général à l’Information dirigé par Jean Giraudoux en lien avec le Service des Œuvres françaises à l’Étranger du Ministère des Affaires étrangères alors sous la direction de son ami Jean Marx. Sa mission consista à rédiger des articles pour les périodiques américains dans le but de mobiliser les intellectuels pour défendre la justice de la guerre entreprise par les Alliés contre le nazisme. C’est le Service des Œuvres françaises à l’Étranger qui finança le voyage des Maritain qui embarquèrent le 3 janvier 1940 à Marseille pour traverser l’Atlantique.

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Traversée de l’océan Atlantique. Sur la gauche, le dernier de la file, Maritain attache son gilet de sauvetage.

Avant l’arrivée des troupes allemandes à Paris en juin 1940, J. Maritain était en Amérique du Nord. À Toronto dès le mois de janvier puis à New York dès mars 1940, J. Maritain dut rester ensuite aux États-Unis tant ses positions vigoureuses contre le National-socialisme et contre l’antisémitisme (Les Juifs parmi les nations, 1938) faisait de lui un homme recherché par la Gestapo qui visita la maison de Meudon. J. Maritain eut connaissance du télégramme reçu au Consulat de New York le 18 mai 1940 : « Préférable pour M. Maritain rester aux USA. »

Contraint à l’exil, J. Maritain fonda en février 1942 à New York, avec d’autres universitaires belges et français, l’École Libre des Hautes Études dont il fut le vice-président puis le président à partir de 1943. En raison de la « prégnance de Maritain sur la première Résistance » (CJM, n°32, p. 48), il était souvent interdit de citer Maritain dans la France de Vichy, mais après la rafle parisienne du Vel’d’Hiv’ la voix du philosophe parvint aux Français par un message lancé de New York et lu le 12 septembre 1942 dans l’émission « Les Français parlent aux Français ». Et en juin 1943, aux dires d’Èveline Garnier, la nièce de Jacques, le jour de l’enterrement de sa mère Geneviève Favre, la Gestapo « rôdait derrière les tombes, avec l’espoir d’arrêter Jacques Maritain ».

Depuis les États-Unis, en consonance avec de Gaulle, J. Maritain s’engagea avec les armes de l’esprit pour soutenir la Résistance, élaborant « les munitions idéologiques » et publiant À travers le désastre (New York, 1941), le premier des « best-sellers de l’ombre », qui circula en France sous le manteau à des milliers d’exemplaires polycopiés ou imprimés grâce à des éditions clandestines, et dont l’impact a permis de réveiller les consciences et d’être, selon Paul Claudel, « le réconfort de bien des cœurs sous le joug des oppresseurs ». J. Maritain, en « philosophe interallié », fournissant sur tous les fronts les munitions de l’esprit, recherchant les voies d’une reconstruction, travailla aussi pour refonder la démocratie : ainsi Christianisme et démocratie (1943) imprimé en format de poche fut parachuté en 1944 par les Alliés sur les troupes combattantes qui repoussaient l’ennemi allemand.

Après la guerre, l’audience internationale de J. Maritain s’accentua : en 1945 le général de Gaulle le nomma ambassadeur près le Saint-Siège. Et en 1947, J. Maritain conduisit la délégation française pour l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et c’est lui qui prononça, à Mexico le 6 novembre 1947, l’important discours « Coopération dans un monde divisé », à l’ouverture de la seconde conférence de l’UNESCO qui aboutira à la Déclaration des droits de l’homme de 1948.

Suite à son ambassade de trois années (mai 1945-juin 1948) auprès du Vatican, J. Maritain retourna aux États-Unis de 1948 à 1960, pour enseigner principalement à l’université de Princeton. Il retrouva aux États-Unis Yves R. Simon, son disciple et ami – son « frère d’armes » –, qui enseignait à l’université de Chicago. J. Maritain publia en anglais deux livres importants : premièrement Man and the State (1951) qui deviendra la même année, pour les Presses universitaires de France, L’Homme et l’État, et deuxièmement Creative Intuition in Art and Poetry (1953), ouvrage pensé en anglais et traduit en français en 1966, avec l’aide précieuse d’Henry Bars, comme de Georges et de Christiane Brazzola.

Admirateur du modèle démocratique américain, l’auteur de Réflexions sur l’Amérique (1958) a noué des amitiés lors de son séjour aux États-Unis, avec Walter Lippmann, journaliste politique du Herald Tribune, Dorothy Day, fondatrice du Catholic Worker Movement, et Saul Alinsky, militant très engagé en faveur des droits civils et économiques des communautés défavorisées.

Pendant son séjour aux États-Unis, J. Maritain n’abandonna pas totalement la France puisque chaque été il revenait en Alsace à Kolbsheim, près de Strasbourg, où la famille Grunelius l’accueillait ainsi que les hôtes des Maritain qui se réunissaient avec eux dans le cadre de réunions annuelles. L’hospitalité alsacienne à l’égard de Maritain, qui s’était rendu pour la première fois à Kolbsheim en 1931, n’est pas un vain mot puisque le cimetière du village de Kolbsheim accueillit la sépulture de Raïssa en 1960, puis celle de J. Maritain en 1973. C’est aussi au château de Kolbsheim que les archives des Maritain ont été rassemblées (bibliothèque d’environ 8000 volumes et 45000 lettres avec à peu près 6000 correspondants), avant d’être accueillies en 2014 à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg Fonds Maritain à la BNUS (Strasbourg)

Exposition Maritain à la BNUS (Strasbourg)

Exposition Maritain à la BNUS (Strasbourg) [chambre de Raïssa reconstituée]

 

Après la mort de son épouse Raïssa, le 4 novembre 1960, de retour des États-Unis, J. Maritain envisagea de s’établir à Toulouse. En réalité, c’est après avoir assisté en janvier 1961 à la cérémonie inaugurant la présidence de John Kennedy à laquelle il était convié, que J. Maritain se rapprocha de ses amis religieux toulousains : d’une part les Dominicains qu’il connaissait de longue date en raison de sa collaboration avec la Revue thomiste et d’autre part les Petits Frères de Jésus du Père de Foucauld dont il était proche depuis la fondation de leur congrégation en 1933, et qui l’accueillirent en mars 1961. À cette occasion, le Père Voillaume, le fondateur de la Fraternité, rappela que J. Maritain, « ce compagnon et ami de la première heure, [] a été associé à la fondation spirituelle de cette Fraternité ». Et d’ailleurs, parmi les Petits Frères de Jésus, J. Maritain avait un ami – André Harlaire, devenu frère André, l’islamologue connu sous le nom de Louis Gardet – qu’il avait accueilli à Meudon le lendemain de Noël 1926.

Recevant, en juin 1961, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française, puis en novembre 1963, le Grand Prix National des Lettres pour l’ensemble de son œuvre, J. Maritain, âgé et replié à Toulouse, travailla encore une douzaine d’années. Il rédigea à la demande des émissaires du pape venus le rencontrer le 27 décembre 1964, quatre memoranda pour conseiller Paul VI, et il publia dans la période postconciliaire ce qui fut un véritable succès d’édition (plus de soixante mille exemplaires) : Le Paysan de la Garonne (1966). Maritain publia aussi, en tant que philosophe, des ouvrages tels que De la Grâce et de l’humanité de Jésus (1967) ou bien De l’Église du Christ, sa Personne et son personnel (1970).

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Jacques Maritain et le pape Paul VI

Retiré de toute vie académique publique, à l’exception du 8 décembre 1965, lors de la réception du « message du Concile » adressé par le pape Paul VI aux hommes de la pensée et de la science, puis du 21 avril 1966 pour son discours à l’UNESCO sur « Les conditions spirituelles du progrès et de la paix », J. Maritain s’enracina plus que jamais dans la contemplation silencieuse, au sein du quartier de Rangueil, recevant au compte-gouttes quelques universitaires ou bien quelques étudiants des Facultés voisines – il avait écrit sur sa porte : « SVP, faites comme si je ne vivais plus sur cette planète… ». Cela dit, l’indianiste Olivier Lacombe et l’islamologue Louis Gardet, tous deux disciples de J. Maritain qu’ils avaient connu du temps de Meudon, se sont rencontrés plusieurs fois à Toulouse autour de leur ami.

En dernier lieu, J. Maritain prit, au soir de sa vie, en 1970, l’habit des Petits Frères de Jésus du Père de Foucauld, pour consacrer ultimement sa vie aux jeunes qui cherchaient la vérité. J. Maritain s’éteignit le 28 avril 1973, laissant sur sa table le manuscrit de son livre posthume Approches sans entraves (1973) dont la préface fut rédigée par le Petit Frère de Jésus Heinz Schmitz auquel J. Maritain avait confié l’édition de ses Œuvres complètes.

P13Jacques Maritain et Heinz Schmitz, tous deux Petits Frères de Jésus

Apprenant la mort du philosophe, le pape Paul VI, qui en 1928 avait traduit en italien Trois réformateurs, et qui s’était lié d’amitié en 1945 avec celui qui était devenu ambassadeur de France près le Saint-Siège, déclara, lors de l’Angelus, que J. Maritain fut « un maître dans l’art de penser, de vivre et de prier ».

2. Science et sagesse

L’ouvrage majeur d’épistémologie du philosophe J. Maritain fut Distinguer pour unir ou Les Degrés du savoir, publié en 1932. Ce livre eut un retentissement international et fut traduit en anglais, espagnol, allemand, italien, et certains de ses chapitres ont été traduits en néerlandais, polonais et russe.

Huit fois réédité (vingt-cinq mille exemplaires), ce livre a été le fruit d’un travail important de J. Maritain commencé dès son premier article, « La science moderne et la raison » (1910), et poursuivi par diverses études : « Le néovitalisme en Allemagne et le Darwinisme » (1910), « L’évolutionnisme de M. Bergson » (1911), « Philosophie scolastique et physique mathématique » (1914),  « La mathématisation du temps » (1921), « De la métaphysique des physiciens et de la simultanéité selon Einstein » (1922), étude reprise dans Réflexions sur l’intelligence (1924), puis « Philosophie et science expérimentale » (1926) et « Science et philosophie d’après les principes du réalisme critique » (1931).

Dans ses travaux, J. Maritain s’efforçait de démêler la science moderne de sa gangue positiviste, voire scientiste, qui l’enveloppait au début du XXe siècle. Dans cette perspective, J. Maritain créa avec quelques savants dont le géologue Pierre Termier, le professeur d’histologie Rémy Collin, le biologiste montpelliérain Louis Vialleton, le physicien nancéen François Croze et le philosophe Roland Dalbiez, la Société de Philosophie de la nature (1925-1932) qui regroupa divers savants et publia les Cahiers de philosophie de la nature jusqu’en 1936.

La partie épistémologique de l’œuvre de J. Maritain comprend aussi ses recherches sur La Philosophie de la nature (1935), puis celles sur Science et sagesse (1935), mais c’est avant tout en métaphysicien, dans la ligne de ses Sept Leçons sur l’être (1934), que J. Maritain a approfondi cette question du savoir en s’inscrivant, comme il s’en est réclamé dès le départ avec ses Éléments de philosophie (1920), dans la longue tradition de la philosophia perennis et de ses représentants les plus illustres que furent Aristote (-384/-322) et Thomas d’Aquin (1224/1274).

La science et le savoir philosophique sont demeurés au centre de la réflexion de Maritain lorsqu’il donna, à partir de 1936 à l’Institut catholique de Paris, un cours sur les « Questions de critique et de métaphysique » –, mais c’est toujours avec le souci de « distinguer pour unir », sans rien écarter de ce que l’homme cherche à connaître, y compris les profondeurs du mystère personnel de Dieu scruté dans la foi par la sagesse théologique et expérimenté par les mystiques chrétiens. Dans cette optique, J. Maritain participa, avec Étienne Gilson et Émile Bréhier, le 21 mars 1931, à une séance de la Société Française de Philosophie sur la notion de philosophie chrétienne. Peu de temps après il s’ensuivit la publication de son livre De la philosophie chrétienne (1933).

Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le courant existentialiste, allemand et français, occupait un bon nombre d’esprits universitaires, J. Maritain intervint à temps et à contretemps pour défendre son approche métaphysique en écrivant son Court Traité de l’existence et de l’existant (1947) qui souligna la dimension proprement existentielle de l’acte d’être de tout étant. Plus tard J. Maritain publia son livre Approches de Dieu (1953) dans lequel, prolongeant le thomisme de l’École, il proposa une sixième voie d’approche de l’existence de Dieu et développa les voies de l’intellect pratique : d’une part l’expérience poétique et d’autre part le choix du bien dans le premier acte de liberté.

3. Art et poésie

À la suite de Bergson, auquel il devait « d’avoir quitté les ténèbres de l’athéisme officiel » et qu’il critiqua dans La Philosophie bergsonienne (1913), J. Maritain accorda une place importante à l’intuition. Tout en la concevant autrement que Bergson, J. Maritain jugea l’intuition essentielle pour la constitution du ou des savoirs – « il n’y a pas de savoir sans intuitivité » – mais également pour le domaine pratique de l’art et de la morale.

La part de l’œuvre de J. Maritain consacrée à l’art est essentielle d’un bout à l’autre de sa carrière : depuis ses premiers ouvrages Art et scolastique (1920), Frontières de la poésie (1935), jusqu’au best-seller – cinquante mille exemplaires – Creative Intuition in Art and Poetry (1953) puis The Responsibility of the Artist (1960), publiés initialement aux États-Unis avant d’être traduits en français.

Ce goût personnel pour l’art et pour la poésie, mais aussi ses nombreuses relations avec des artistes et des écrivains de renom, J. Maritain le partageait et le vivait avec son épouse Raïssa Oumançoff, juive, issue d’une famille russe immigrée en France, qu’il avait rencontrée sur les bancs de la Sorbonne.

Parmi ces artistes et écrivains qui furent proches des Maritain, il y eut d’abord Ernest Psichari rencontré très tôt lorsqu’ils étaient ensemble au Lycée Henri IV, puis l’écrivain pamphlétaire Léon Bloy, connu dès 1905 et dans son sillage le peintre Georges Rouault, l’écrivain Pierre Van der Meer et le musicien Georges Auric. Quelque temps après, au début des années 1920, les écrivains Henri Ghéon et Paul Claudel, le peintre Gino Severini, les poètes Jean Cocteau, Max Jacob, Pierre Reverdy et le musicien Nicolas Nabokov devinrent eux aussi des intimes de Jacques et de Raïssa Maritain – Maurice Sachs aussi se rapprocha un moment du couple Maritain. Et en 1925, au moment de la création de la collection du « Roseau d’Or » aux Éditions Plon, avec Charles Ferdinand Ramuz, Frédéric Lefèvre et Stanislas Fumet, J. Maritain noua de fortes relations avec les grands romanciers que furent Julien Green, François Mauriac, Georges Bernanos et avec le critique littéraire Charles Du Bos. Aux alentours de 1926, les musiciens Roland-Manuel, Arthur Lourié, Manuel de Falla se lièrent durablement d’amitié avec les Maritain, alors que d’autres musiciens croisèrent plus brièvement leur route, tels Erik Satie, Igor Stravinski, Maxime Jacob. Et aux alentours de 1930 ce sont les profondes et belles rencontres avec les peintres Marc Chagall puis Jean Hugo qui vinrent enrichir ce cercle d’amis artistes autour des Maritain – cercle qui ne cessera de s’agrandir par la suite.

Par ses écrits et ses échanges personnels féconds avec des poètes, des romanciers, des peintres et des musiciens, J. Maritain a engagé une réflexion sur la création artistique, marquée à l’époque par le surréalisme. Au sein de leur foyer, Raïssa Maritain – elle-même poète, mystique, mélomane et écrivain – joua un rôle essentiel dans les échanges et cette intimité avec leurs amis artistes pour insuffler un nouvel esprit dans le monde de l’art. Les propres écrits de Raïssa : La Vie donnée (1935), Lettre de nuit (1939), Les Grandes Amitiés (1941 et 1944), Histoire d’Abraham (1947), Chagall ou l’orage enchanté (1948), Journal de Raïssa (1962), Poèmes et essais (1968) et d’autres écrits sont publiés dans les volumes XIV et XV des Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain.

Raissa vol 14 et vol 15

Volumes XIV et XV des Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain

4. Morale et politique

Petit-fils de Jules Favre, Ministre des Affaires étrangères chargé de négocier le traité de Francfort (1871), J. Maritain est issu de la grande bourgeoisie républicaine.

Adolescent, J. Maritain commença par être socialiste, puis jeune adulte il fit ses premiers pas dans le sillage de Charles Péguy, rencontré en 1901 et avec lequel il noua une relation intellectuelle et spirituelle jusqu’à leur rupture en 1910.

Acceptant un poste d’enseignement en 1912, J. Maritain commença sa carrière publique de philosophe catholique en compagnie de certains religieux et d’intellectuels qui voyaient en Charles Maurras un rempart au désordre politique et moral, qui avait valu à la France de connaître son déclin, ses guerres meurtrières et les mesures anticléricales de la Troisième République.

Cette période initiale où J. Maritain se déclara Antimoderne (1922) – il se dira aussi ultra-moderne –, examinant et critiquant dans Trois réformateurs (1925) les pensées de Descartes, Luther et Rousseau, ne dura pas au-delà de 1926, lorsque le pape Pie XI dénonça explicitement la doctrine de l’Action française à laquelle J. Maritain ne fut jamais formellement affiliée. Le tournant de la pensée de J. Maritain est nettement explicite dans Primauté du spirituel (1927) puis dans Clairvoyance de Rome (1929) qui répondent au « politique d’abord » de Maurras.

Gardant ses distances avec tout parti politique, Maritain travailla avec ardeur les questions sociales et politiques. Du régime temporel et de la liberté (1933), Humanisme intégral (1936, 1947, 1968, traduit en onze langues), Questions de conscience (1938), Les Droits de l’homme et la loi naturelle (1942), Christianisme et démocratie (1943), Principes d’une politique humaniste (1944), La Personne et le bien commun (1947), L’Homme et l’État (1951) et Le Philosophe dans la cité (1960) jalonnent sa réflexion sur les principes de l’action politique, J. Maritain restant toujours au niveau des principes sans s’engager de manière partisane dans tel ou tel parti, fût-ce celui qui se réclamait alors de la démocratie chrétienne. Sa Lettre sur l’indépendance (1935) est le témoignage de son intérêt pour la réalité politique mais aussi de la distance qu’il tenait à conserver pour mener librement une réflexion sur le bien commun comme dans son petit ouvrage La Voie de la paix (1947).

À côté de son œuvre de philosophie politique, dans une perspective de « philosophie morale adéquatement prise », c’est-à-dire ouverte au donné de la Révélation chrétienne sur la fin de l’existence humaine, Maritain étudia les grands principes de l’action humaine : il analysa « La dialectique immanente du premier acte de liberté » dans Raison et raisons (1948) puis proposa ses Neuf Leçons sur les notions premières de philosophie morale (1951). En dernier lieu J. Maritain poursuivit l’examen et la critique des grands systèmes éthiques, de Socrate à Jean-Paul Sartre, dans La Philosophie morale (1960) où il reconnut notamment la valeur du « thème bergsonien de la compénétration des ‘deux morales’ ».

5. Culture, religion, mystique, éducation, histoire…

Ouvert à tout le champ du réel, J. Maritain s’est préoccupé au fil de son œuvre de plusieurs sujets qui, ensemble, composent sa vision du développement et de l’accomplissement de l’homme. Ses multiples livres : Religion et culture (1930), Quatre Essais sur l’esprit dans sa condition charnelle (1939), Pour une philosophie de l’éducation (1943), De Bergson à Thomas d’Aquin (1944), La Signification de l’athéisme contemporain (1949), Pour une philosophie de l’histoire (1959), sont autant de chapitres d’une anthropologie intégrale.  Ce faisant, J. Maritain aborda les grandes questions du temps en y apportant l’éclairage d’une sagesse philosophique attentive aux interrogations et aux recherches du monde moderne en traitant de nombreux sujets tels que : freudisme et psychanalyse, l’expérience mystique naturelle et le vide, l’immortalité du Soi, signe et symbole, nécessité et contingence, le problème du Mal, l’athéisme moderne, les humanités et l’éducation libérale, les lois de l’histoire...

Bernard HUBERT

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Jacques Maritain à l’université de Princeton en 1953, à l’époque de la publication de sa synthèse politique majeure, L’Homme et l’État.

 

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